APORIE

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APORIE

APORIE

Terme appartenant à la philosophie grecque de l’Antiquité; c’est la transcription littérale de aporia , dont le sens propre est «impasse», «sans issue», «embarras». En philosophie, on peut lui donner un sens faible, comme le fait Aristote en insistant sur l’aspect de difficulté à résoudre, notamment lorsqu’il s’agit de la «mise en présence de deux opinions contraires et également raisonnées en réponse à une même question» (ce qu’on appellera plus tard «antinomie»); et un sens fort, celui de Platon, pour qui il s’agit d’une difficulté qui exige un changement de registre dans la recherche; les Modernes donnent à ce terme le sens encore plus fort de problème insoluble, d’obstacle insurmontable.

Il convient de noter que l’aporie n’est pas un argument ni un raisonnement, mais une situation où peut se trouver l’esprit au cours de sa recherche, situation qui peut, certes, être provoquée par la confrontation avec des arguments comme les paradoxes («La vertu est un savoir, mais elle ne s’enseigne pas»), les antinomies ou les sophismes.

C’est chez Platon que l’aporie a non seulement un sens précis mais une fonction déterminée. Le plus souvent, dans les dialogues, l’interlocuteur de Socrate a jugé facile de répondre à la demande de définition de ce dernier; mais, après l’exploration infructueuse de plusieurs voies, et notamment après l’exhibition d’exemples concrets qui se révèlent mutuellement contradictoires, il perd courage et avoue son désarroi. Ainsi Euthyphron, dans le dialogue qui porte son nom, croyait pouvoir définir facilement ce qu’est la piété: lui-même est si pieux! Et voici que, devant l’interrogation de Socrate (Le pieux est-il ce qui plaît aux dieux, ou bien ce qui plaît aux dieux leur plaît-il parce que c’est pieux?), il bredouille: «Socrate, je ne sais plus comment t’exprimer ma pensée. Chacune de nos hypothèses tourne pour ainsi dire en rond et ne veut jamais rester à la place où nous l’avons établie.» De même Lysis cherchant ce qu’est l’amitié: «Je suis moi-même réellement pris de vertige devant l’embarras du raisonnement.» Il s’agit là d’une étape essentielle du dialogue platonicien: au terme d’une recherche partielle, cette détresse initiale indique, selon les termes de V. Goldschmidt (Les Dialogues de Platon , Paris, 1947), la nécessité de quitter le domaine de l’image pour aller vers l’essence, de renoncer au pittoresque à la fois chatoyant et rassurant du concret et du multiple pour aller vers l’unification de l’essence. Mais à l’aporie initiale succède la plupart du temps l’aporie finale, l’échec de l’entreprise de définition des valeurs: ainsi les dialogues dont le but est une définition sont tous aporétiques (Grand Hippias, Lysis, Lachès, Euthyphron, Ménon, Théétète ).

C’est en considérant l’aporie finale que P. Ricœur confère une portée philosophique élargie à cette «structure d’échec» (Platon et Aristote ); la forme aporétique d’un dialogue comme le Théétète «semble indiquer que la science, c’est ce qui manque aux connaissances humaines parcourues dans ce dialogue», et que, si «la chasse aux essences ne semble pas réussir», c’est peut-être que, contrairement à l’opinion traditionnellement accréditée, l’essence platonicienne n’est pas si éloignée de la position kantienne de l’inconditionné, «posé par la raison pour limiter les prétentions de la sensibilité.» L’Un du Philèbe , comme le Bien de la République , est, certes, le terme de la dialectique ascendante; c’est lui qui confère aux idées l’essence et l’existence, qui a le pouvoir de rendre connaissant le sujet et connus les êtres, mais il est lui-même le véritable inconnaissable, le déterminant indéterminable.

À partir de là, on parle parfois d’un style aporétique en philosophie, qui consiste à inventorier les impasses liées à la position d’un problème, à faire converger les recherches vers un constat d’échec, parfois avec le secret espoir d’en tirer des ressources analogues à celles fournies par la théologie dite «négative». Plus profondément encore, on fera de l’aporie le symbole d’une situation existentielle fondamentale faite de manque et de désarroi. À moins de suivre avec Heidegger les «chemins qui ne mènent nulle part» parce qu’ils ont rejoint dans l’épaisseur des forêts la densité de l’être... Toujours est-il que le terme d’aporie n’est pas passé dans la langue commune, qui se contente de son décalque littéral: l’impasse.

aporie [ apɔri ] n. f.
• av. 1789; lat. ecclés. aporia, mot gr.
Log. Difficulté d'ordre rationnel paraissant sans issue. antinomie, paradoxe.

aporie nom féminin (grec aporia, embarras, difficulté) Contradiction insoluble qui apparaît dans un raisonnement.

aporie
n. f. LOG Difficulté logique sans issue.

⇒APORIE, subst. fém.
LOG. Contradiction insoluble dans un raisonnement :
Citons comme exemple d'apories les sophismes du philosophe de la Grèce antique Zénon, qui s'efforçait de démontrer que le mouvement n'existe pas objectivement. Voici quels étaient ses arguments : le rapide Achille ne peut pas rattraper une tortue parce que, tandis qu'il parcourt la distance qui le sépare de la tortue, celle-ci avance et franchit un nouvel intervalle, et ainsi de suite, à l'infini. Étant donné que la distance entre Achille et la tortue peut être divisée en un nombre infini de sections, elle ne sera jamais parcourue par Achille. Autre exemple : une flèche qui vole reste immobile parce que, à tout moment donné, elle se trouve à un point déterminé de l'espace; donc, à chaque instant, elle est au repos. Le mouvement est conçu comme un nombre infini de moments de ce genre. Zénon alléguait d'autres arguments analogues. C'est en considérant à tort le mouvement comme une somme d'immobilités du corps dans l'espace, qu'il en arrive à le nier.
ROS.-IOUD. 1955.
PRONONC. ET ORTH. :[]. LAND. 1834 note la dernière syllabe longue. BESCH. 1845 signale que le mot est inusité.
ÉTYMOL. ET HIST. — Av. 1789 (M. Beauzée ds Gramm. : Aporie [...] L'Aporie, chez certains rhéteurs, n'est rien autre chose que la figure à laquelle nous donnons plus communément le nom de Dubitation; & en effet un homme qui doute semble ne trouver aucune voie pour se tirer de l'incertitude où il est).
Empr. au gr. (littéralement + « sans chemin, sans issue ») « embarras, incertitude (dans une recherche, dans une discussion) » (PLATON, Prot. 324 ds BAILLY); le gr. a été lui-même empr. par le b. lat. aporia (dep. Itala), cf. ISIDORE, Orig., 21, 27 ds TLL s.v., 251, 78; bien attesté comme terme de philos. en lat. médiév. (ALBERT LE GRAND ds Mittellat. W. s.v.).
STAT. — Fréq. abs. littér. :17.
BBG. — BACH.-DEZ. 1882. — Foi t. 1 1968. — FOULQ.-ST-JEAN 1962. — Gramm. t. 1 1789. — LAL. 1968. — Méd. Biol. t. 1 1970. — MIQ. 1967. — MORIER 1961. — Mots rares 1965. — PIGUET 1960. — ROS.-IOUD. 1955.

aporie [apɔʀi] n. f.
ÉTYM. Av. 1789; apore, 1704; lat. ecclés. aporia, mot grec, de a- priv. (→ 2. a-), et poros « chemin ».
Log. Difficulté d'ordre rationnel paraissant sans issue, contradiction insoluble. Paradoxe (logique).
DÉR. V. Aporisme.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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